Sindbad PUZZLE

Retrouvez des chefs-d'oeuvre de la miniature persane et indienne en PUZZLES sur le site : http://www.sindbad-puzzle.com/

mercredi 8 juin 2011

Guillaume Apollinaire : Ispahan

Maïdan-e Shah ou Place Royale à Ispahan, Eugène-Napoléon Flandin

ISPAHAN

Pour tes roses
J'aurais fait
Un voyage plus long encore

Ton soleil n'est pas celui
Qui luit
Partout ailleurs
Et tes musiques qui s'accordent avec l'aube
Sont désormais pour moi
La mesure de l'art
D'après leur souvenir
Je jugerai
Mes vers les arts
Plastiques et toi-même
Visage adoré

Ispahan aux musiques du matin
Réveille l'odeur des roses de ses jardins

J'ai parfumé mon âme
A la rose
Pour ma vie entière

Ispahan grise et aux faïences bleues
Comme si l'on t'avait
Faite avec
Des morceaux de ciel et de terre
En laissant au milieu
Un grand trou de lumière
Cette
Place carrée Meïdan
Schah trop
Grande pour le trop petit nombre
De petits ânes trottinant
Et qui savent si joliment
Braire en regardant
La barbe rougie au henné
Du Soleil qui ressemble
A ces jeunes marchands barbus
Abrités sous leur ombrelle blanche

Je suis ici le frère des peupliers

Reconnaissez beaux peupliers aux fils d'Europe
Ô mes frères tremblants qui priez en Asie

Un passant arqué comme une corne d'antilope
Phonographe
Patarafes
La petite échoppe

Guillaume Apollinaire

lundi 9 mai 2011

Rabi'a al-Adawiyya

'Ishq, l'Amour Passion

Rabi'a al-Adawiyya, issue des Al-Atik, une tribu des Kaïs, serait née en l'an 95 de l'Hégire (713 après J.-C).
Quatrième fille (d'où son nom de Rabi'a : quatrième) d'une famille très pauvre, s'il faut en croire Attar, elle se serait très tôt retrouvée orpheline.
Vendue comme esclave, elle fut remise en liberté, rapporte la tradition, par son maître qui la découvrit un jour absorbée dans la prière et enveloppée de lumière.
D'autres sources affirment qu'elle aurait été joueuse de flûte et prostituée.
Au sortir de cette période trouble de sa vie, Rabi'a se serait retirée dans le désert, puis à Basra (dans l'actuel Irak).
Là, un petit cercle de disciples commence à se former autour d'elle, recueillant ses enseignements et ses conseils. Il faut citer parmi eux Malik b. Dinar, Rabah al-Kaïs, Sufyan al-Thawri et Shakik al-Balkhi.
Peu à peu, la renommée de Rabi'a s'étend et les plus grands savants et politiques de son temps s'honorent de lui rendre visite dans sa misérable habitation.
Sa vie d'extrême ascétisme et de réclusion attire le respect de tous. Son enseignement suscite d'étonnement et l'admiration. L'amour mystique et la communion avec la Divinité en constituent les thèmes centraux. Pour qui aime d'un tel amour, la recherche du Paradis, la crainte de l'Enfer, la vénération du Prophète perdent toute signification.
Bien avant Hallaj et les grand soufis, Rabi'a est ainsi l'une des premières à dépasser la démarche ascétique traditionnelle pour appeler à l'union parfaite avec Dieu et la célébrer dans des poèmes d'une brûlante ferveur.
En cela son influence fut déterminante et une femme, Rabi'a, peut être tenue pour l'un des maîtres fondateurs de la mystique musulmane.
Rabi'a mourut à Basra, âgée de près de quatre-vingt dix ans, en l'an 185 de l'Hégire (801 après J.-C).
Une tradition, plus vraisemblablement relative il est vrai à Rabi'a al-Shamiyya, rapporte que Rabi'a aurait été enterrée à Jérusalem, sur le Mont des Oliviers, et que sa tombe devint un lieu de pèlerinage.

Source : Chants de la recluse, Traduit de l'arabe par Mohammed Oudaimah et Gérard Pfister

vendredi 6 mai 2011

Hâfez de Chiraz : Ce que Hâfez a dit de lui

 
Coupe, Iran, XIe siècle, Trésor de St-Marc, Venise

"Hâfez n'est pas dans l'arène des gens de pouvoir, il appartient à l'assemblée des amants. Pourtant on le voit souhaiter parfois être à la fête de la cour. Il est homme du paradis, mais il aime Chiraz, ses beautés, ses jeunes beautés. Il a une haute ambition, mais la gloire et l'argent ne l'intéressent nullement. Homme au regard élevé, il se reconnaît dans la figure du faucon royal et sait que son vrai séjour n'est pas ici-bas. Il a quitté le couvent auquel il a appartenu, car "on n'entrave pas les pieds des hommes libres". Il est soufi d'un outre-monde. Pourtant aussi, il est imparfait, puisqu'il cache en sa manche une idole. Il consent à n'être que ce que le destin lui a destiné. Il avance au désert dans la Quête. Car il a été séduit à jamais par l'Aimé, et cette séduction a anéanti en lui quarante années de savoir et de vertu. La parole ? C'est l'amour qui le lui a apprise. De sorte que sa poésie mérite de l'or. Elle est d'une grande finesse. Parole de gnose, elle est aussi un talisman contre le mauvais oeil. Le grand Nézâmi ne l'égale pas plus en parole qu'en pensée. A plus forte raison les autres poètes. Il a une belle voix, ses mots sont doux. Sa poésie déclamée est accompagnée de musique, Vénus elle-même ne fait pas aussi bien. C'est une parole connue du monde entier. Mais seuls les amants parlent en bien de lui. Sa parole restera un mémorial de vie. Il bouleverse ses auditeurs et il ne faut pas attendre de lui quiétude et sommeil, il n'accorde nul répit. Assurément, il fait partie des croyants, il est musulman, mieux même : il a en son coeur un Coran. De tête, il peut le réciter dans ses quatorze recensions. Mais c'est l'amour qui lui vient en aide. Il prie la nuit, il récite le Coran, entend les leçons qu'on en tire. Ce Coran qu'il vit ne lui a pas donné une vie heureuse et facile. De sorte que, parmi les soufis à l'hypocrisie notoire, il a une réputation d'infamie. Que dis-je ! Sa corruption est sans remède. Eh bien oui, plutôt que de refuser hypocritement le vin qu'on lui présente, il préfère dire franchement qu'il l'accepte ! Il aime même sa réputation d'hypocrite. Pour certains, il est récitant du Coran, pour d'autres il est videur de coupes, en fait, "je suis ce que tu vois". Il ironise sur son apparente turpitude, oui, il boit. Sans vin et sans luth, Hâfez n'existerait pas. Reste à savoir de quoi il s'agit. Le soufi est un videur de coupe, et Hâfez se garde du flacon, si vous voulez tout savoir. Finalement, sa vie est un mystère, même à ses propres yeux. A qui se confier ? Son unique confident est le vent. Quant à lui, il est le gardien de son propre mystère. Et si être musulman, c'est l'être comme Hâfez, alors attendez-vous à bien des surprises au Jour du Jugement ! Pour l'heure, quand vous passerez près de sa tombe, sachez qu'elle vous sanctifiera. Car il a quitté ce monde en gardant l'espoir de rencontrer la face de son Aimé. Vous pourrez dire aussi : "Je n'ai rien vu de plus beau que ton poème, Hâfez, j'en jure par le Coran que ta as en ton coeur !"
Voici donc le Hâfez que les princes buveurs et batailleurs, mais amis des lettres, ont eu devant eux, ont aimé et protégé.

Charles-Henri de Fouchécour, in Le Divân, Hâfez de Chiraz, Verdier poche

jeudi 5 mai 2011

Hâfez de Chiraz : Le Divân


4e de couverture :

Hâfez est le poète majeur de la poésie lyrique persane. Il vécut au quatorzième siècle à Chiraz. Les mots de ses poèmes sont ceux des spirituels de son temps, aussi ceux des fêtes à la cour, ceux des soldats ou de la chasse, du commerce, du jardin ou de la rue. Mais ses poèmes sont surtout habités du désir de voir le visage de l’Aimé, désir que ne font qu’aviver toutes les réalités du monde. Et si Hâfez jouit en Iran d’un prestige populaire qui ne s’est jamais démenti, c’est peut-être parce que l’amour a dans son œuvre une place si éminente qu’il semble effacer les frontières entre l’humain et le divin.
La traduction complète du Divân est la première qui paraît en français. Toute l’érudition du traducteur, Charles-Henri de Fouchécour, est mise au service de la beauté de la langue et du souci que chacun puisse faire de cette œuvre une lecture personnelle et approfondie.

Avis personnel :

Magnifique livre qui regroupe tout le Divân (recueil de poésie) de Hafez. Hâfez y chante l’Amour, l’ivresse mystique, la beauté de l’Aimé, sa passion pour l’Aimé, son désir incessant d’être perpétuellement dans la présence de l’Aimé. Aussi les poèmes évoquent avec une finesse et une pénétration psychologique rare la palette des sentiments passionnels éprouvés sous le feu de l’Amour. Les poèmes d’amour se muent en supplications, prières, plaintes, réprimandes, atermoiements adressés par l’amant à l’Aimé.
Chaque poème est commenté avec précision par le traducteur Charles-Henri de Fouchécour. Son introduction nous éclaire sur la place du Divân dans la littérature persane, situe l’œuvre et la vie de Hafez dans le contexte historique de l’époque. Les princes descendants des envahisseurs mongols dominent l’Iran en ce XIVe siècle et gouvernent leurs principautés en administrateurs et en mécènes éclairés, Tamerlan ravage le Moyen-orient, les confréries soufies se développent et le chiisme s’enracine solidement dans la région.
Les compétences déployées par Charles-Henri de Fouchécour pour nous aider à faire comprendre le Divân sont admirables. On reste impressionné par son érudition en lettres persanes, sa connaissance précise du Coran, sa maîtrise du Persan et le travail monumental accompli par lui pour traduire et commenter le Divân.
Le Divân est une œuvre immense. Des générations de lecteurs iraniens se sont tournées et se tournent toujours vers cette œuvre pour y trouver conseils, joie et réconfort dans les moments de peine et de détresse. ou lors des événements particuliers de la vie. Le Divân brûle de l’amour passion de Hâfez pour l’Aimé. Seul l’Amour vaut la peine d’être vécu et les souffrances qu’il inflige, même les plus intolérables, valent infiniment plus que toutes les joies et les plaisirs offerts par le monde sensible.

Amaru : Poèmes érotiques


L’amant soumis

La haine, ô ma belle, a donc pris décidément dans ton cœur la place de l’amour !... Eh bien soit : puisque tu le veux, il faut bien s’y soumettre. Mais rends moi, je te prie, avant notre rupture, toutes les caresses que je t 'ai faites, et tous les baisers que je t’ai donnés

La protégée de l’amour

Où vas tu donc ainsi, fille charmante, au milieu de la nuit ?
- Je vole où m’attend celui qui m’est plus cher que l’existence.
- Quoi ? toute seule, et tu n’éprouves aucune crainte ?
- Eh ! n’ai je pas pour compagnon de voyage l’Amour aux flèches acérées ?

La fidélité à l’épreuve

Pauvre innocente, quoi ! dans l’excès de ta simplicité, consentirais-tu donc à sacrifier ainsi les plus beaux instants de ton existence à un seul amant qui te trahit peut être ?... Allons, ma chère, un peu de hardiesse : quelle folie de se piquer d’une fidélité à toute épreuve ! allons donc, du courage !... « Paix, paix ! » répond à sa perfide conseillère la jeune fille tout effrayée ; prends garde : ce maître de ma vie qui repose là dans mon cœur va t’entendre !...

Le feu de l’amour

Le feu de l’amour qui, jusque dans les guirlandes de fleurs, les pétales du lotus ami de l’onde, dans des vêtements humides, dans les gouttes de rosée que distillent les frais rayons de la lune, dans l’essence du santal, trouve de nouveaux aliments pour activer sa flamme, comment espérer jamais de l’éteindre.

Anthologie érotique d'Amarou, trad. A.L.Apudy, Paris, 1831

lundi 2 mai 2011

Rabia al-Adawiya : "Mon repos, ô frères, est dans ma solitude"

La Beauté (al-Jamal), Fayeq Oweis

"Mon repos, ô frères, est dans ma solitude,
Mon Aimé est toujours en ma présence.
Rien ne peut remplacer l'amour que j'ai pour Lui,
Mon amour est mon supplice parmi les créatures.
Partout où j'ai contemplé sa beauté,
Il a été mon mihrab et ma qibla.
Si je meurs de cet amour ardent et s'Il n'est satisfait,
Oh, cette peine aura été mon malheur en ce monde !
O médecin du cœur, Toi qui es tout mon désir,
Donne-moi une vision qui guérisse mon âme.
O ma joie, ô ma vie pour toujours !
En Toi mon origine, en Toi mon ivresse.
J'ai abandonné entièrement le créé dans l'espoir
Que Tu m'unisses à Toi. Car tel est mon ultime désir."

Rabia al-Adawiya

Chants de la Recluse, Traduit de l'arabe par Mohammed Oudaimah et Gérard Pfister, Arfuyen

dimanche 1 mai 2011

Emily Dickinson et Rabia al-Adawiya les Recluses

The Place at the Window, Julian Alden Weir

En lisant Emily Dickinson (m. 1886), je reste frappé des similitudes que je relève entre elle et son œuvre avec celles d'une autre mystique, musulmane et arabe celle-là, qui vécut au VIIIe siècle (m. 801), Rabia al-Adawiya. A commencer déjà par leur vie de recluses. Les deux d'ailleurs sont désignées, chacune dans leur culture, par le qualificatif de "Recluses". Leur poésie aussi se fait l'écho de convergences étonnantes dont la plus flagrante est certainement leur contenu mystique. Il faudrait un jour qu'un étudiant en littérature comparée mène une étude comparative entre les œuvres des deux mystiques. J'ose ce terme de "mystique" pour Emily Dickinson car pour moi son œuvre est empreinte de spiritualité dans sa quête de l'indicible et d'extase mystique. En la lisant, je ne peux manquer de mettre en parallèle des poèmes de Rûmî ou de Hâfez.
Voici ci-dessous un exemple frappant de similitudes entre Emily Dickinson et Rabia. Les deux poétesses expriment leur désir de se réfugier dans la solitude car vivre au sein de la société est devenu pour elles une véritable souffrance depuis qu'elles ont fait l'expérience mystique d'une rencontre avec le Divin.

Emily Dickinson :

Society for me my misery
Since Gift of Thee
Supplice pour moi que la société
Depuis le Don de Toi
[1]

Un des plus célèbres poèmes de Rabia al-Adawiya commence par ces vers :

Mon repos, ô frères, est dans ma solitude,
Mon Aimé est toujours en ma présence.
Rien ne peut remplacer l'amour que j'ai pour Lui,
Mon amour est mon supplice parmi les créatures.
[2]

[1] Emily Dickinson, Quatrains, traduction de Claire Malroux, Gallimard
[2] Chants de la recluse, Traduit de l'arabe par Mohammed Oudaimah et Gérard Pfister, Arfuyen

mardi 26 avril 2011

Ibn Zaydûn : Biographie

Monument à Cordoue consacré au souvenir des amours d'Ibn Zaydûn avec la princesse Wallâda

Abû Al-Walid Ahmed Ibn Abdallah Ibn Ahmed Ghâlib Ibn Zaydûn est né à Cordoue en 394/1003 d'une famille de souche arabe quoraïshite. Son ascendance arabe ne fait aucun doute puisqu'il est issu de la tribu des Banû Makhzûm. Il perd son père à l'âge de 11 ans en 1014. Son tuteur veillera à ce qu'il bénéficie d'une solide formation. Comme tous les Andalous de bonne naissance, il étudie notamment la théologie et la littérature. A vingt ans il est déjà connu comme poète, il participe aux événements qui aboutissent à la disparition définitive du califat omeyyade. L'historien Ibn Khakân affirme qu'il fut le leader de la faction "espagnole", c'est-à-dire cordouane (zaîm al fitna al qûrûbiyya). La nouvelle dynastie, reconnaissante, lui confie un double vizirat, et il sera désormais appelé dhû al wizâratayn. C'est sans doute de cette époque que date la fréquentation du salon que tenait la belle Wallâda fille d'Al Mûstakfî. Il en tombe amoureux, et leur liaison, d'abord discrète, finira par faire jaser le tout Cordoue et par attiser les rancoeurs des envieux et des intrigants, tel le grand rival d'Ibn Zaydûn, Abû Amr Ibn Abdûs, qui lui ravira le coeur de Wallâda. Bientôt Ibn Zaydûn est accusé de comploter la restauration de la dynastie omeyyade dont le dernier prétendant Hischâm est encore en vie. Et il est emprisonné. Il tentera par des épîtres et des poèmes de rentrer dans les faveurs à la fois de Wallâda et de Abû Hazm Ibn Gahwar, mais ce sera en pure perte. Bénéficiant de complicités à l'intérieur du régime, il s'évade après cinq cents jours passés en prison, et gagne Séville toute proche. A la mort d'Abû Hazm, Ibn Zaydûn rentre à Cordoue et est rétabli dans ses fonctions et ses titres.
Puis, après une courte période de regain de faveur, c'est de nouveau, pour des raisons qui restent inconnues, la chute et l'exil. Ibn Zaydûn gagne définitivement Séville et se met au service de la dynastie des Banû Abbâd. C'est à ce titre qu'il participe activement à la chute de la dynastie gahwarite et conquiert Cordoue qui devient la capitale de la dynastie sévillane. Il meurt à Cordoue en 463:1070 après avoir été dépêché pour apaiser une révolte des habitants de la cité contre la dynastie abbadite.

Source : Ibn Zaydûn, Une sérénité désenchantée, Traduit de l'arabe et présenté par Omar Merzoug, Orphée, La Différence

Ibn Zaydun : Une sérénité désenchantée


4e de couverture :

Ibn Zaydûn (393-1003 de l'Hégire/463-1070 ap. J.-C.). Peu avant la désagrégation de l'empire des Omayyades, l'Andalousie vit son Âge d'or. Les cours (de Grenade, Séville, Cordoue...) font la fortune, entre deux disgrâces, des artistes les plus brillants. Tel est le destin de Ibn Zaydûn, un temps ministre, un temps emprisonné. Infatigable auteur d'épîtres, souvent mordantes, d'élégies et autres pièces d'amour, inspirées par sa passion pour Wallâda, poète elle-même. L'oeuvre, pleine de charme, raffinée et pourtant très populaire, est toujours appréciée, qu'elle soit lue ou chantée. Cette première anthologie en français est traduite et présentée par Omar Merzoug.

Avis personnel :

Une sérénité désenchantée nous propose un choix de poèmes d'Ibn Zaydûn suffisamment varié pour nous permettre d'avoir un aperçu aussi large que possible des différents thèmes abordés par le poète.
Le livre nous plonge au cœur de cette civilisation musulmane, brillante et raffinée, qui s’épanouit en Andalousie au Moyen-âge et atteignit son apogée aux Xe et XIe siècle. Ibn Zaydûn chante non seulement son amour pour la belle princesse omeyyade Wallada mais également les lieux de sa jeunesse envolée et des plaisirs goûtés sur les bords du Guadalquivir, ce fleuve délicieux qui serpente langoureusement à travers sa chère ville de Cordoue.
La savante introduction d’Omar Merzoug nous relate dans ses grandes lignes la vie mouvementée, riche en rebondissements, d’Ibn Zaydûn . Ses talents d’administrateur et d’intrigant lui permirent d’occuper les plus hautes fonctions dans l’administration, comme lui valurent de fréquents séjours dans les geôles de Séville ou de Cordoue. C’est surtout grâce à ses amours pour Wallada et aux magnifiques poèmes passionnés explorant avec une finesse rare les joies et les tourments de l’amour qu'Ibn Zaydûn est passé dans la postérité. Ce recueil nous donne l’occasion de voir d’autres facettes de son œuvre et des thèmes qu'Ibn Zaydûn aborda avec tout autant de bonheur et de talent.

Omar Khayyam : Cent un quatrains


4e de couverture :

Omar Khayyâm ('Umar ibn Ibrahîm al-Khayyâmî) (c. 1047-c. 1122). Mathématicien, astronome (sans doute plus assuré des pouvoirs de la science que de ceux des astrologues, mais les deux termes alors se confondent), sceptique et pragmatique : "O roue des cieux, que de haine à toute ruine acharnée !", tel est Khayyâm. Erudit, ô combien ! il compose dans la forme usitée en poésie populaire, le robâï, un ensemble devenu l'un des livres fondateurs de la poésie persane. Proche de la tradition grecque bachique : plaisir et acceptation de l'éphémère. Toute beauté, toute pensée naît de l'argile-mère et y retourne. "Quel profond sentiment du néant des hommes et des choses", écrit Théophile Gautier. Choix, traduction originale et présentation par Gilbert Lazard.

Avis personnel :

Merveilleux petit livre de poésie dans une belle traduction de Gilbert Lazard publié aux éditions de La Différence dans la très belle collection Orphée dirigée par Claude-Michel Cluny.
Cent un quatrains qui nous permettent de voir le talent poétique d’Omar Khayyam et d’apprécier sa pensée hardie, provocatrice et désenchantée, pleine d’une angoisse métaphysique sur l’existence et le temps qui s’écoule inexorablement vers la mort et le néant. Devant la fuite du temps, la seule manière sage de se conduire est de vivre en consacrant chaque instant qui passe aux plaisirs de la vie, en particulier à ceux procurés par le bon vin et la compagnie du beau sexe.
La brève introduction de Gilbert Lazard nous montre le destin particulier qui fut celui des rubayat (ou robaï) au cours des siècles. De son vivant, Omar Khayyâm fut célèbre exclusivement comme un grand savant, réputé pour ses travaux en mathématiques, en astronomie et ses ouvrages philosophiques. En tant que poète, il fut totalement inconnu : ses quatrains n’ayant pas été publié de son vivant, probablement pense Gilbert Lazard à cause de leur contenu sulfureux et provocateur. Ce n’est que plusieurs décennies après sa mort que les rubayât commencèrent à circuler sous le manteau et eurent un succès inattendu auprès des soufis qui virent en eux un sens symbolique et mystique. Ce succès entraîna la fabrication de nombre de poèmes qui furent attribués à Omar Khayyam. Après une période de célébrité, ces poèmes tombèrent dans l’oubli et ce n’est que grâce aux célèbres traductions en anglais au XIXe siècle par Nicholson et qui rendirent Omar Khayyam célèbre en Occident que le monde arabo-islamique redécouvrit les rubayat. Des spécialistes se penchèrent alors sur eux afin d’établir une étude critique des manuscrits et tenter de démêler les poèmes authentiques de ceux apocryphes attribués à Omar Khayyâm.

lundi 4 avril 2011

Le rubayat : règles et forme



Omar Khayyam a écrit sa poésie sous une forme que l'on appelle "rubayat". Dans son introduction au "Cent un quatrains" d'Omar Khayyam, Gilbert Lazard nous explique les règles structurelles qui régissent le rubayat.

"La métrique de la poésie persane est quantitative, comme celle de la poésie latine classique. Le rubayat est caractérisé par un mètre particulier, qui compte douze ou treize syllabes, avec une césure fréquente après les quatre ou cinq premières. Plutôt qu'un quatrain c'est un double distique, car il se divise ordinairement en deux parties égales. La rime, unique, figure obligatoirement aux deux premiers vers et au dernier, facultativement et rarement au troisième. Le contenu répond le plus souvent à cette structure rythmique. Les deux premiers vers posent un sujet, fréquemment sous la forme d'un petit tableau ; le troisième introduit une nouvelle idée, dont le développement dans le quatrième rejoint le premier motif par une pointe inattendue. Le secret du rubayat est dans l'art de donner au troisième vers la "courbe conceptuelle" qui permettra au quatrième de "revenir" de manière piquante."

Exemple :
"Si tu t'enivres, Khayyam,
          l'ivresse te soit bonheur ! [rime en bâsh]
Si tu étreins une femme,
          cet amour te soit bonheur ! [bâsh]
Toute chose de ce monde
          s'achève dans le néant : [ast]
Dis-toi que tu es néant,
          et vivre te soit bonheur ! [bâsh]
Omar Khayyam, Cent un quatrains, traduction Gilbert Lazard, Orphée La Différence

samedi 2 avril 2011

Omar Khayyâm : Un religieux dit un jour

Femmes dansant, Palais de Hasht Behest, Ispahan, XVIIe siècle
Un religieux dit un jour

Un religieux dit un jour
          à une fille perdue :
Folle, qui te prends toujours
          aux rets du premier venu !
Elle répondit : C'est vrai,
          je suis bien ce que tu dis,
Mais toi, révérend ami,
          es-tu tel que tu parais ?
_______________

Oui, nous sommes bienfaisants

Oui, nous sommes bienfaisants
          plus que toi, mufti austère,
Et plus que toi tempérants
          dans notre ivresse ordinaire :
Toi tu bois le sang des hommes
          et nous celui de la vigne ;
Je te fais juge, examine
          lequel est plus sanguinaire.
______________

On nous promet dans le ciel

On nous promet dans le ciel
          des houris aux yeux de braise,
Et du vin, du lait, du miel,
          pour notre joie et notre aise.
Pourquoi donc d'aimer le vin
          et l'amour nous fait honte,
Puisque c'est en fin de compte
          ce qu'on nous offre demain ?
_______________

Je bois et les bien-pensants

Je bois et les bien-pensants
          de droite et de gauche clament
Que j'ai grand tort, car le vin
          est l'ennemi de l'islam.
L'ennemi ? Eh bien, tant mieux !
          Boire le sang ennemi
Est sans conteste oeuvre pie :
          je m'en veux gorger, par Dieu !

Omar Khayyâm, Cent un quatrains, Trad. Gilbert Lazard, Orphée La Différence

jeudi 31 mars 2011

Carl Sandburg : Arithmetic / Mathématiques

Homework, Winslow Homer
Arithmetic

Arithmetic is where numbers fly like pigeons in and out of your head.
Arithmetic tells you how many you lose or win if you know how many you had before you lost or won.
Arithmetic is seven eleven all good children go to heaven-or five six bundle of sticks.
Arithmetic is numbers you squeeze from your head to your hand to your pencil to your paper till you get the answer.
Arithmetic is where the answer is right and everything is nice and you can look out of the window and see the blue sky-or the answer is wrong and you have to start all over and try again and see how it comes out this time.
If you take a number and double it and double it again and then double it a few more times, the number gets bigger and bigger and goes higher and higher and only arithmetic can tell you what the number is when you
decide to quit doubling.
Arithmetic is where you have to multiply-and you carry the multiplication table in your head and hope you won't lose it.
If you have two animal crackers, one good and one bad, and you eat one and a striped zebra with streaks all over him eats the other, how many animal crackers will you have if somebody offers you five six seven and you say No no no and you say Nay nay nay and you say Nix nix nix?
If you ask your mother for one fried egg for breakfast and she gives you two fried eggs and you eat both of them, who is better in arithmetic, you or your mother?

Essai de traduction :

Mathématiques

Les mathématiques, c’est quand les chiffres vont et viennent dans ta tête en volant comme des pigeons.
Les mathématiques te disent combien tu perds ou gagnes quand tu sais combien tu avais avant de perdre ou de gagner.
Les mathématiques c’est un deux trois je m’en vais au bois – ou un kilomètre à pied ça use ça use
Les mathématiques ce sont ces chiffres dans ta tête que tu presses comme un citron jusqu'à en faire couler sur ta main et ton stylo et ta feuille la bonne réponse.
Les mathématiques, c’est quand la réponse est juste et tout est beau et tu peux regarder par la fenêtre et voir le ciel bleu – ou la réponse est fausse et tu dois tout recommencer du début et réessayer et voir combien cela donne cette fois.
Si tu prends un chiffre et que tu le doubles et le doubles encore et le doubles encore plusieurs fois, le chiffre devient de plus en plus gros et élevé et seuls les mathématiques peuvent te dire quel est ce chiffre quand tu as décidé d'arrêter de doubler.
Les mathématiques c’est quand tu dois multiplier – tu dois garder la table de multiplication dans ta tête en espérant que tu ne vas pas l’oublier.
Si tu as deux crackers en forme d’animaux, un bon et un pas bon, et que tu en manges un et qu'un zèbre avec des tas de rayures partout sur son corps mange l’autre, combien de crackers en forme d’animaux tu auras si quelqu’un t’en offre cinq six sept et que tu dis Non non non et que tu dis Nan nan nan et que tu dis Na na na ?
Si tu demandes à ta maman de te faire un œuf pour le petit déjeuner et qu’elle te donne deux œufs frits et tu les manges tous les deux, qui est meilleur en mathématiques, toi ou ta maman ?

Carl Sandburg

mardi 29 mars 2011

Carl Sandburg : Lost / Perdu

Nocturne : Blue and Silver-Bognor, James Whistler

LOST

DESOLATE and lone
All night long on the lake
Where fog trails and mist creeps,
The whistle of a boat
Calls and cries unendingly,
Like some lost child
In tears and trouble
Hunting the harbor's breast
And the harbor's eyes.

Essai de traduction :

PERDU

Abandonné et seul
Toute la nuit durant sur le lac
Là où le brouillard se traîne et la brume rampe,
Le sifflet d'un navire
Appelle et pleure interminablement,
Comme un enfant perdu
En larmes et angoissé
Cherchant le sein du port
Et les yeux du port.

Carl Sandburg

Carl Sandburg : The Fog / Le brouillard

Fifth Avenue from the St. Regis, Alvin Langdon Coburn

THE FOG

THE fog comes
on little cat feet.

It sits looking
over harbor and city
on silent haunches
and then moves on.


Essai de traduction :

LE BROUILLARD

Le brouillard vient
A petits pas de chats

Silencieusement
Il se poste assis
Au-dessus du port et de la ville
Et regarde
Puis doucement il s'éloigne.

Carl Sandburg

Carl Sandburg : Plowboy / Laboureur

Spring in the Country, Grant Wood

PLOWBOY

AFTER the last red sunset glimmer,
Black on the line of a low hill rise,
Formed into moving shadows, I saw
A plowboy and two horses lined against the gray,
Plowing in the dusk the last furrow.
The turf had a gleam of brown,
And smell of soil was in the air,
And, cool and moist, a haze of April.

I shall remember you long,
Plowboy and horses against the sky in shadow.
I shall remember you and the picture
You made for me,
Turning the turf in the dusk
And haze of an April gloaming.


Essai de traduction :

LABOUREUR

Après la dernière lueur rougeâtre du couchant
Noirs sur la ligne d’une petite éminence
Formés d’ombres mouvantes, j’ai vu
Un laboureur et deux chevaux alignés contre le gris,
Labourant dans le crépuscule le dernier sillon.
La terre avait un éclat brunâtre
L’odeur de la terre était dans l’air,
Et fraîche et humide la brume d'Avril.

Je me souviendrai longtemps de vous,
Laboureur et chevaux, découpés contre le ciel en ombres.
Oui, je me souviendrai de vous et de l’image
Que vous avez formée pour moi,
Retournant la terre dans le crépuscule
Par un soir brumeux d'Avril.

Carl Sandburg

lundi 21 mars 2011

Barjavel : "Jamais je ne m'habituerai au printemps"

Branche de marronnier en fleurs, Vincent Van Gogh

"Jamais je ne m'habituerai au printemps. Année après année, il me surprend et m'éverveille. L'âge n'y peut rien, ni l'accumulation des doutes et des amertumes. Dès que le marronnier allume ses cierges et met ses oiseaux à chanter, mon coeur gonfle à l'image des bourgeons. Et me voilà de nouveau sûr que tout est juste et bien, que seule notre maladresse a provoqué l'hiver et que cette fois-ci nous ne laisserons pas fuir l'avril et le mai.
Le ciel est lavé, les nuages sont neufs, l'air ne contient plus de gaz de voitures, on ne tue plus nulle part l'agneau ni l'hirondelle, tout à l'heure le tilleul va fleurir et recevoir les abeilles, les roses vont éclater et cette nuit le rossignol chantera que le monde est une seule joie. Tout recommence avec des chances neuves et, cette fois, tout va réussir."

René Barjavel, La Faim du tigre, Folio.

Sohrâb Sepehrî : Oasis dans l'instant

Sohrâb Sepehrî

Oasis dans l'instant

Si vous venez me chercher quelque part,
Je serai en un lieu nulle part [1].
Derrière ce nulle part, il y a quand même quelque part.
Derrière ce nulle les veines de l'air
Sont pleines de chardons qui nous apportent les messages [2]
De ces fleurs épanouies sur les confins des terres lointaines.
Et le sable porte aussi l'empreinte des chevaux
De ces fringants cavaliers qui ont franchi à l'aube
Les hauteurs ivres de l'assomption des fleurs.
Derrière ce nulle part, le parasol du désir reste à jamais ouvert :
Et quand le souffle de la soif frémit dans la racine d'une feuille
Les cloches de la pluie se mettent à sonner.
Ici l'homme est tout seul
Et dans cette solitude
L'ombre de l'orme s'étend jusqu'à l'éternité.

Si vous venez m'y chercher,
Venez-vous-en donc lentement et doucement
De crainte que ne se raye
La porcelaine de ma solitude.

[1] Un lieu nulle part : Hishestan, on songera au Na Koja Bad, le pays du non-où de Sohravardi
[2] Chardons : Qasadeh, fleur messagère en Iran

Sohrâb Sepehrî, Les pas de l'eau, Orphée La Différence

jeudi 17 mars 2011

Sohrâb Sepehri : L'exil

Sohrâb Sepehrî
L’EXIL

La lune flotte au-dessus du village
Tandis que dorment les gens.
Etendu sur le toit à la belle étoile
Je me grise des arômes qu’exhale la terre crue de l’exil
La lampe vacille dans le jardin du voisin.
Ma lampe, défaillante, demeure éteinte.
La lune cisèle les contours de l’assiette où veillent les concombres.
Elle découpe le galbe de la cruche de terre.

Les crapauds chantent et parfois
Une chouette des bois.

La montagne est toute proche : derrière les érables, derrière les sorbiers.
Visible aussi le désert argenté.
On n’y voit pas les pierres, on n’y voit pas les épines sauvages.
Au loin chancellent des ombres comme la solitude des eaux,
Comme le chant de Dieu.

Il doit être minuit.
On dirait que la Grande Ourse est à deux pas du toit.
Le ciel n’est pas bleu.
Pourtant le jour l’a été.

Puissé-je me souvenir d’aller demain au jardin de Hassan
Et d’acheter des prunes et des abricots !
Puissé-je me souvenir d’aller demain au bord de l’étang et d’y dessiner les chèvres,
D’y dessiner les roseaux et leurs ombres sur l’eau !
Puissé-je me souvenir de sauver aussitôt tout papillon
Qui tomberait par mégarde dans l’eau !
Puissé-je me souvenir de laver demain mes linges dans le ruisseau !
Puissé-je me souvenir que je suis seul !

Au-dessus de la solitude flotte la lune.

Sohrâb Sepehrî, Les Pas de l'eau, Orphée La Différence

mercredi 16 mars 2011

Sohrâb Sepehrî : Lumière, moi-même, fleurs, eau

My Mother, Sohrâb Sepehrî
Lumière, moi-même, fleurs, eau

Pas de nuage.
Pas de vent.
Je m’assieds au bord du bassin :
Jeu frétillant des poissons, lumière, fleurs, eau, reflet de moi-même.
Eclat virginal de la grappe de vie.
Ma mère cueille du basilic.
Pain, basilic et fromage.
Ciel sans taches, pétunias lavés à la pluie.
Salut imminent : accroché aux fleurs du jardin.

Que de caresses ne verse-t-elle pas, cette lumière
Qui rêve dans le bol de cuivre !
L’échelle se prolongeant jusqu’au sommet du mur
Fait descendre l’aube sur la terre.
Derrière le sourire se cachent tant de choses.
Le mur du temps est percé d’un trou
Au travers duquel je vois mon visage.
Il y a tant de choses dont j’ignore le secret !
Je sais que je mourrai si j’arrache un jour un brin d’herbe.
Je prends mon essor jusqu’à la voûte céleste :
Ne suis-je donc pas tout pourvu d’ailes ?
Je me fraie un chemin dans les ténèbres :
Ne suis-je donc pas tout armé de lanternes ?
Je suis toute lumière, tout empli du sable des plages,
Tout branchage, tout feuillage.
Je suis plein de routes, de ponts, de rivières, de vagues,
Débordant du reflet des feuilles sur les eaux.
Et pourtant combien est profond ce vide de mon être !

Sohrâb Sepehrî, Les Pas de l’eau, Orphée La Différence

Barjavel : "Le naturel est miraculeux"

Paysage aux prodiges, André Masson

"Pour se rendre compte objectivement de l’effarante multitude de prodiges que constitue le vivant, il convient de l’examiner avec une attention et une réflexion débarrassées de l’accoutumance.
Que Lazare sorte de son tombeau, c’est un miracle. Mais si tous les morts se mettent à en faire autant, notre étonnement va disparaître très vite et l’habitude nous fera considérer la résurrection comme un phénomène naturel dont nous allons nous attacher à connaître les particularités constantes, pour les nommer lois…
Nous sommes entourés de miracles auxquels nous sommes habitués. Nous vivons par miracles, tout le vivant est miraculeux dans ses moindres détails, mais nous sommes si accoutumés au merveilleux quotidien qu’il a perdu tout pouvoir de nous émerveiller.
Qu’y a-t-il, par exemple, qui nous paraisse plus ordinaire que les oreilles ? Deux pavillons biscornus un peu ridicules prolongés par deux trous dans la tête. Emergées de l’utérus maternel en parfait état de fonctionnement, elles se sont mises aussitôt à nous servir sans le moindre apprentissage de notre part. Elles captent les vibrations du monde extérieur et les transforment pour nous en un monde sonore, sans que nous ayons à y faire le moindre effort. Nous n’avons pas besoin d’écouter pour entendre. Qu’un rossignol trémolise pour sa belle et que les vibrations de l’air modulé par sa gorge résonnent dans notre cerveau, nous n’irons tout de même pas nous en étonner ? C’est tout naturel.
Naturel. Oui. Naturel.
Le naturel est miraculeux."

René Barjavel, La Faim du tigre, Folio

mardi 15 mars 2011

Emily Dickinson : Morning is due to all

A sunrise on Lake George, Sanford Robinson Gifford
Morning is due to all-
To some-the Night-
To an imperial few-
The Auroral light.

Le Matin est dû à tous
A certains - la Nuit -
A quelques êtres souverains -
L'Aurorale lumière

Emily Dickinson

lundi 14 mars 2011

Sohrâb Sepehrî biographie

Sohrâb Sepehrî

Sohrâb Sepehrî est né à Kashan en 1928. Il fait ses études primaires et secondaires dans sa ville natale. En 1948, il s'inscrit à l'Ecole des Beaux-Arts de Téhéran, il y achève ses études en 1953 et obtient le premier prix. Il publie son premier recueil de poèmes Mort de la couleur (Marg-e-rang) en 1951. En 1957 il voyage en Europe, visite l'Angleterre puis s'installe à Paris où il s'inscrit à l'École des Beaux-Arts pour étudier la lithographie. En 1960 il obtient le premier prix de la biennale de peinture à Téhéran. Cette même année il voyage au Japon, y séjourne plusieurs mois et y fait l'apprentissage de la gravure sur bois chez un maître japonais.
En 1961 il publie son deuxième recueil de poésie Décombres du soleil (Âvâr-e âftâb) puis L'Orient de la tristesse (Shargh-e-andûh). En 1964, il se rend en Inde et au Pakistan où il reste plusieurs mois. En 1965 il publie son célèbre Les Pas de l'eau (Sedây-e pay-e âb) et après un séjour en Europe il publie un autre long poème, Le Voyageur (Mosâfer) qui paraît dans la revue Arash.
En 1967 paraît l'Espace vert (Hajm-e sabz), son œuvre la plus célèbre qui fait sa renommée comme un des poètes les plus originaux de l'Iran contemporain. Il participe en 1969 à la biennale de Paris puis se rend à New York où il expose ses toiles à la galerie de Paris. En 1973, il s'installe de nouveau à Paris à la Cité des Arts pendant un an. En 1977 paraît le recueil complet de sa poésie sous le titre de Huit livres (Hasht ketâb) où paraissent aussi les derniers poèmes : Tout néant, tout regard (Mâ hitch, mâ negâh).
Sohrâb Sepehrî s'éteint en avril 1980 à la suite d'une leucémie aiguë. En 1990 paraissent les essais posthumes du poète sous le titre de La Chambre bleue (Otagh-e âbî).

Source : Orientation biobibliographique, in Sohrâb Sepehrî, Les Pas de l'eau, Traduit du persan et présenté par Daryush Shayegan, Orphée La Différence

Sohrâb Sepehrî : Les Pas de l'eau (extrait)

Peinture de Sohrâb Sepehrî

Magnifique chant mystique où l'adoration adressée à Dieu par l'homme se confond avec celle adressée par la nature au Créateur. Par le biais du rituel religieux, l'homme entre en harmonie et en communion avec la création en un même élan d'adoration. Foi, nature et homme ne font alors plus qu'un.
En lisant cet extrait de poème, on ne peut manquer de songer au verset coranique affirmant : "Les sept Cieux, la Terre et tout ce qu'ils renferment célèbrent le Nom du Seigneur, et il n'est rien dans la Création qui ne proclame Sa gloire. Mais vous ne comprenez pas leur façon de L'exalter. En vérité, Dieu est Plein de compassion et de mansuétude." (Coran, XVII, 44)

"Je suis musulman.
J'ai comme direction de la Mecque une rose.
Comme napperon de prière une source.
Comme sceau de prière la lumière.
La plaine est le tapis de ma prière.
Je fais mes ablutions aux vibrantes fenêtres de la lumière.
Dans ma prière coule la lune.
Coulent les couleurs de l'arc-en-ciel.
A travers ma ferveur transparaît la pierre
Tant sont diaphanes les cristaux de ma prière.
Je commence ma prière quand le vent évoque
L'appel du Muezzin sur le minaret du cyprès.
Je commence ma prière quand l'herbe invoque
Le Nom de Allah le Très-Haut,
Quand la vague se dresse à l'appel vertical de Dieu.
Ma Kaaba est au bord de l'eau.
Ma Kaaba est sous les acacias.
Ma Kaaba est une brise qui souffle de jardin en jardin, de ville en ville.
Ma "Pierre Noire" est la clarté vive des parterres."

Sohrâb Sepehrî, Les Pas de l'eau, Orphée La Différence

dimanche 13 mars 2011

Carl Sandburg : Buffalo Dusk

Albert Bierstadt
Buffalo Dusk

The buffaloes are gone.
And those who saw the buffaloes are gone.
Those who saw the buffaloes by thousands and how they pawed the prairie sod into dust with their hoofs, their great heads down pawing on in a great pageant of dust.
Those who saw the buffaloes are gone.
And the buffaloes are gone.

Carl Sandburg

Sohrâb Sepehri : "Les Pas de l'eau"


4e de couverture :

Sohrâb Sepehri (1938-1980). Originaire des oasis de Kâshâh, la "Terre verte", Sepehrî s'est voulu solitaire, guetteur à la croisée des temps, des éléments et des cultures. Et pénétré de sa vocation à dépasser la pauvreté spirituelle deu siècle, à retrouver les sources d'une mémoire, les pouvoirs d'un langage se pliant mal au "lyrisme de pensée". En même temps, il renoue avec les leçons de Hâfez et de Rûmî, enchâssant dans ses vers la beauté de la vie pastorale, de l'instant, et la nécessaire pérennité du "nulle part", refuge consenti "de crainte que ne se raye la porcelaine de ma solitude". Le choix, la traduction (en collaboration avec l'auteur), et la présentation sont de Daryush Shayegan.

Emily Dickinson : Those - dying then

Twilight in the Wilderness, Frederick Chruch

"Those - dying then,
Knew where they went -
They went to God's Right Hand -
The Hand is amputed now
And God cannot be found -

The abdication of Belief
Makes the Behavior small -
Better an ignis fatuus
Than no illume at all -

Ceux qui mouraient alors
Savaient où ils allaient -
Ils allaient, c'était clair,
A la Droite de Dieu -
Or cette Droite aujourd'hui est tranchée
Et Dieu on ne sait où -

Mais abdiquer sa Foi
Rapetisse la Conduite -
Mieux vaut un feu follet
Que nulle lumière -

Emily Dickinson

Trad. Pierre Leyris, in Esquisse d'un anthologie de la poésie américaine du XIXe siècle, Gallimard

vendredi 11 mars 2011

Hâfez : L'espoir de m'unir à Toi me tient en vie

Reza Abassi
Le ghazal 294 est un magnifique chant d’un amant qui vit dans l’éloignement d’un Bien-Aimé qui est tout pour lui. Il l’est à ce point que la mort sous Son glaive lui est préférable à tout secours venant d’un autre. Le ghazal entier peut être récité à Dieu comme un psaume.

« Que mille adversaires cherchent ma perte,
Si Tu m’es ami, je n’ai crainte des ennemis.

L’espoir de m’unir à toi me tient en vie,
Sans quoi, je crains à tout moment qu’être séparé de Toi me perde.

D’instant en instant si je ne perçois dans le vent Ton parfum,
De moment en moment, comme la rose, de chagrin je déchire mon col.

Les deux yeux iraient-ils dormir et quitter Ton image de rêve ? Jamais !
Le cœur serait-il patient à distance de Toi ? Que non !

Je préfère la blessure que Tu donnes au baume qu’un autre y met.
Je préfère le poison que Tu donnes à la thériaque des autres.

Ma mort par le coup de Ton épée est notre vie éternellement !
Car mon âme se trouve bien d’être immolée à Toi.

Ne tourne pas bride ! Si Tu me frappes de l’épée,
Je fais de ma tête un bouclier et ne lâche pas la sangle de Ta selle.

Comment chaque regard Te verrait tel que Tu es ?
Chacun comprend à la mesure de sa vue.

Aux yeux des gens Hâfez deviendra grand à ce moment
Où à Ta porte il posera sur la poussière sa face de misère.

Hâfez, Le Divân, Introduction, traduction du persan et commentaires par Charles-Henri de Fouchécour, Verdier poche

jeudi 10 mars 2011

Emily Dickinson : A Word is Dead

The Tale, William Merit Chase
Le verbe est vivant et créateur nous dit Emily Dickinson :

"A word is dead
When it is said,
Some say.

I say it just
Begins to live
That day."

"Un mot est mort
Quand il est dit,
Disent-ils.
Je dis, moi,
Qu'il commence à vivre
Ce jour-là."

Emily Dickinson

Trad. Pierre Leyris, in Esquisse d'une anthologie de la poésie américaine du XIXe siècle, Gallimard

mercredi 9 mars 2011

Emily Dickinson : There's a certain Slant of Light

Walter Launt Palmer

Les après-midi d’hiver, un certain rayon de lumière oblique frappe (Heavenly Hurt) certaines personnes et exerce sur elles une action transfiguratrice.
On aurait tort de croire qu’il s’agit ici de la lumière naturelle du soleil. Les terme « oblique » (slant) et Céleste (Heavenly) nous indiquent que l'auteur fait allusion à une lumière d'une nature autre que matérielle, la lumière oblique est d'essence subtile et spirituelle et agit par conséquent sur l'état spirituel de celui qui la perçoit. Elle ne peut être appréhendée, étudiée ou comprise (None may teach it). Elle ne laisse aucune marque (scar) sur le corps mais agit sur l'âme en exerçant sur elle un pouvoir d’attraction (heft). L'âme alors s'éveille au monde spirituel et perçoit les significations profondes (meanings) de la forêt de symboles qui l'entoure. Le monde retrouve son sens perdu. Il parle à l'individu et devient compréhensible. De morte, la nature reprend vie : le paysage écoute (landscape listens) et les ombres respirent (breath). Cette lumière oblique, en se retirant, ne peut que laisser au vide créé derrière elle les apparences de la mort.

There's a certain Slant of light,
Winter Afternoons -
That oppresses, like the Heft
Of Cathedral Tunes -

Heavenly Hurt, it gives us -
We can find no scar,
But internal difference,
Where the Meanings, are -

None may teach it - Any -
'Tis the Seal Despair -
An imperial affliction
Sent us of the Air -

When it comes, the Landscape listens -
Shadows - hold their breath -
When it goes, 'tis like the Distance
On the look of Death -
---------------
Traduction (je suis plutôt réservé quant à cette traduction) :

Il est un certain Rai oblique
Des Après-midi d'Hiver
Qui oppresse comme Pèsent
Tels Hymnes de Cathédrale.

Il nous porte un Coup Céleste -
Ensuite, aucune cicatrice
Mais une référence interne
Au siège des divers Sens.

Nul ne peut l'enseigner - Personne -
C'est le Sceau nommé Désespoir -
Une affliction souveraine
Nous est mandé par les Airs -

Vient-elle, le Paysage écoute -
Les Ombres retiennent leur souffle -
S'en va-t-elle, c'est comme la Distance
Que trahit l'aspect de la Mort.

Emily Dickinson

Trad. Pierre Leyris, in Esquisse d'une anthologie de la poésie américaine du XIXe siècle, Gallimard

dimanche 6 mars 2011

Hâfez : Du vin ! Du vin, ô amis

Echanson servant du vin, Palais de Chehel Sotun, XVIIe siècle, Ispahan,

L'aube est un moment particulier pour Hâfez, c'est le moment du lever de l'astre solaire. La lumière va dissiper les ténèbres. La prière effectuée à l'aube est considérée par Hâfez comme la plus efficace : elle est toujours entendue et exaucée. Le vin, s'il est besoin de le rappeler, est le symbole de l'extase mystique pour les soufis.

"Pointe l'aube et le nuage a tendu son fin rideau.
Le vin de l'aube ! Le vin de l'aube, ô compagnons !

Goutte la rosée sur la face de la tulipe.
Du vin ! Du vin, ô amis !

Dans l'allée du jardin les fleurs ont dressé un lit d'émeraudes.
Saisis le vin pareil au rubis incandescent !

De nouveau ils ont fermé la porte de la taverne. [1]
Ouvre, ô Toi qui ouvres les portes !

En pareille saison, il est étrange [2]
qu'ils aient fermé en toute hâte la taverne !"

[1] "ils", ce sont les autorités religieuses, les docteurs de la loi, rigides, bornés et sourcilleux.
[2] "saison", mousem qui selon le contexte signifie aussi "printemps". Extase, aube, rosée, printemps, autant de symboles de l'éveil et de la résurrection spirituels.

Hâfez, Le Divân, Verdier poche, Ghazal 13

samedi 5 mars 2011

Barjavel et les ayât du Coran

Les Muqarnas, éléments caractéristiques de l'architecture islamique, évoquant par leur profusion et leur forme géométrique en alvéole, la création perpétuelle de Dieu et l'harmonie dans l'Univers

L’Islam est considéré comme une religion naturelle. Le Coran se réfère énormément aux éléments et aux phénomènes naturels : vent, pluie, éclair... Il invite inlassablement l’homme à utiliser sa raison (‘aql) pour méditer sur la création et à voir en elle et dans sa merveilleuse harmonie, des signes (ayât) et des preuves de l’existence de Dieu. Le terme ayat (pl. ayât) dans le Coran est employé pour désigner tout à la fois les phénomènes naturels, les versets du Coran et les miracles accomplis par les prophètes. Ainsi, chaque phénomène naturel est un miracle et un verset (ayat) de Dieu et chaque verset du Coran est un miracle et un signe (ayat). L’univers est un livre et le Coran, un microcosme. Aux incrédules et aux incroyants qui demandaient à Muhammad d'apporter des preuves de l’existence de Dieu en accomplissant un miracle, le Coran les invitait simplement à tourner leur regard sur le monde. Tous les éléments de la création et leurs bienfaits, l’harmonie qui existe dans le monde sont autant de miracles et proclament l’existence d’un Créateur Puissant, Miséricordieux et Sage (lire ci-desous, Coran XVI, 3-18). Face à l’accumulation de tant de preuves dans la création, le Coran pose même la question de savoir s’il est possible de douter de l’existence Dieu. La création n’est que signes et témoignages, preuves et miracles.
En lisant « La faim du tigre » et « Demain le Paradis » de René Barjavel, que de passages de ces deux livres ne m’ont pas fait penser à des versets du Coran, à cette notion d’ayat et à tout cet argumentaire coranique reposant sur les miracles naturels pour affirmer l’existence de Dieu. Voici un extrait tiré de "Demain le Paradis".

"C’est un miracle comme il s’en produit des milliards de milliards, sans arrêt autour de nous et en nous. Nous n’y prêtons pas la moindre attention, parce que ces miracles sont habituels, banals, ordinaires.
Sauf accident ou incident, nous ne prêtons aucune attention au travail que fait en nous l’air qui nous traverse. Nous l’appelons sans y penser, par un mouvement automatique, dans notre corps qui ne saurait se passer de lui plus de trois minutes sans périr. Nous ne nous mêlons pas de surveiller l’aller et le retour en nous de ce fluide qui est en même temps notre principale nourriture et le grand éboueur de notre organisme.[…] Mais nous devrions savoir que l’air est en nous, toujours, qu’il entre et qu’il sort après avoir travaillé pour nous, sans cesse. Et parfois, avoir pour lui une pensée de profonde gratitude et d’amitié. Même s’il pue. Ce n’est pas sa faute mais la nôtre. […]
Si on regarde autour de soi avec amitié, alors on rencontre une feuille transpercée par la lumière, l’œil d’un enfant qui verra un soir les étoiles, le vol parfait d’un oiseau, la mystérieuse moustache du chat, l’arabesque d’un geste, l’éclatement et la fraîcheur d’une goutte de pluie sur le dos de la main… Et la connaissance et l’émerveillement s’approchent…
Je voudrais écrire des milliers de pages émerveillées pour apprendre à mes lecteurs la joie d’être un vivant dans le monde miraculeux de la vie. Mais il faudrait plus de temps qu’il ne m’en reste.
Des phrases imprimées ne sont d’ailleurs pas nécessaires. Le monde est un livre ouvert. Autour de nous, il nous présente ses messages, les infinies variations de sa beauté, et ses certitudes. Chacun peut y lire directement ce qui lui est offert, et offert à tous. Il lui suffit d’ouvrir sa curiosité, son intelligence et son cœur." René Barjavel, Demain le paradis, Denoël, pp. 77-79

Les versets ci-dessous (Coran XVI, 3-18) illustrent particulièrement bien la notion d'ayat pour se référer aux phénomènes naturels. On remarquera l'insistance coranique à attirer l'attention de l'homme sur la création en énumérant longuement les différents éléments de la nature et en rappelant continuellement les bienfaits qu'ils apportent à l'homme. On relèvera aussi les encouragements répétés du Coran à utiliser la raison ('aql) pour réfléchir sur cette création. On ne peut manquer de songer ici à cet admirable travail de réflexion auquel Barjavel s'est livré en observant le fonctionnement de l'oreille humaine dans La Faim du tigre et celui de l'oeil dans Demain le Paradis pour nous démontrer que l'extrême ingéniosité de leur constitution ne peut être le fruit du hasard.  Barjavel musulman ? Je ne sais pas. Peu importe d'ailleurs. En tout cas, son admirable travail d'observation de la création devrait constituer un modèle de la démarche intellectuelle que tous les musulmans se doivent de pratiquer sur les Signes (ayât) de Dieu.
En lisant les versets suivants, on gardera à l'esprit les trois acceptions du mot ayat : verset, signe, miracle.

"Il [Dieu] a créé les cieux et la terre en toute vérité.
Il est très élevé au-dessus de ce qu'on lui associe !
Il a créé l'homme d'une goutte de sperme,
et voilà que celui-ci se montre querelleur.
Il a créé pour vous les bestiaux.
Vous en retirez des vêtements chauds,
d'autres avantages encore
et vous vous en nourrissez.
Ils vous semblent beaux
quand vous les ramenez le soir
et quand vous partez au matin.
Ils portent vos fardeaux vers une contrée
que vous n'atteindriez qu'avez peine.
- Votre Seigneur est bon et miséricordieux -
Il a créé pour vous
les chevaux, les mulets et les ânes,
pour que vous les montiez et pour l'apparat.
Il crée pour vous ce que vous ne savez pas !
La voie droite appartient à Dieu ;
certains s'en détachent,
mais Dieu vous dirigerait tous,
s'il le voulait.
C'est lui qui fait descendre du ciel
l'eau qui vous sert de boisson
et qui fait croître les plantes
dont vous nourrissez vos troupeaux.
Grâce à elle, il fait encore pousser pour vous
les céréales, les oliviers, les palmiers, les vignes
et toutes sortes de fruits.
Il y a vraiment là un Signe (ayat)
pour un peuple qui réfléchit !
Il a mis à votre service
la nuit, le jour, le soleil et la lune.
Les étoiles sont soumises à son ordre.
Il y a vraiment là des Signes (ayât)
pour un peuple qui comprend !
Ce qu'il a créé pour vous sur la terre
est de couleurs variées.
Il y a vraiment là un Signe (ayat)
pour un peuple qui réfléchit !
C'est lui qui a mis la mer à votre service
pour que vous en retiriez une chair fraîche
et les joyaux dont vous vous parez,
- Tu vois le vaisseau fendre les vagues avec bruit -
pour que vous partiez à la recherche de ses bienfaits.
Peut-être serez-vous reconnaissants !
Il a jeté sur la terre des montagnes comme des piliers
- afin qu'elle ne branle pas et vous non plus -
des rivières,
des chemins qui serviront peut-être à vous guider
et des points de repères.
- Les hommes se dirigent d'après les étoiles -
Celui qui crée
est-il semblable à celui qui ne crée pas ?
Ne réfléchissez-vous pas ?
Si vous comptiez les bienfaits de Dieu,
vous ne saurez les dénombrer.
Dieu est celui qui pardonne, il est miséricordieux."

Traduction du Coran par Denise Masson, Folio

mercredi 2 mars 2011

Emily Dickinson : At least - to pray - is left - is left

Approaching Storm, Edward Mitchell Bannister

At least—to pray—is left—is left—
Oh Jesus—in the Air—
I know not which thy chamber is—
I'm knocking—everywhere—

Thou settest Earthquake in the South—
And Maelstrom, in the Sea—
Say, Jesus Christ of Nazareth—
Hast thou no Arm for Me?

Au moins - prier - reste - reste -
Ô Jésus - des Airs -
Je ne sais quelle est ta chambre -
Je frappe - partout -

Toi qui fais trembler la Terre
Et qui déchaînes la Mer,
Dis, Jésus de Nazareth,
N'as-tu pas un Bras pour Moi ?

Emily Dickinson

Emily Dickinson : A Light exists in Spring

Squam Lake, William Trost Richards

Un poème de circonstance, à l’approche du Printemps. Une lumière particulière, uniquement présente à cette période de l’année, existe et illumine l’espace. Par la contemplation de cette lumière quasi surnaturelle, l’observateur entre en communion avec la nature et connaît une véritable expérience mystique et gnostique. L'évanouissement progressif de cette lumière au fil des heures de la journée laisse dans l’âme un sentiment de perte semblable à une profanation.

A light exists in spring
Not present on the year
At any other period.
When March is scarcely here

A color stands abroad
On solitary hills
That science cannot overtake,
But human nature feels.

It waits upon the lawn;
It shows the furthest tree
Upon the furthest slope we know;
It almost speaks to me.

Then, as horizons step,
Or noons report away,
Without the formula of sound,
It passes, and we stay:

A quality of loss
Affecting our content,
As trade had suddenly encroached
Upon a sacrament.

Emily Dickinson

lundi 28 février 2011

William Blake : Saint Jeudi (Les Chants de l'Expérience)

Enfants chiffonniers du Caire

La lecture de ce poème de William Blake rédigé en 1789, plus de deux cents ans de cela, m’a immédiatement fait penser aux événements actuels qui se déroulent dans le monde arabe. Tous ces dictateurs qui tout au long de leur règne, de plusieurs décennies pour la plupart d'entre eux, n’ont eu d’autres préoccupations que de s’enrichir sur le dos de leurs peuples. Comme nous pouvons le constater, Saint Jeudi est hélas toujours d’une grande modernité mais également d’une grande universalité. Il suffit de remplacer Saint Jeudi par Saint Vendredi pour voir le poème coller à la situation misérable qui existe dans le monde musulman. Est-ce une chose sainte que de voir dans les pays musulmans des enfants connaître la faim, la pauvreté et la misère alors que le Coran fait injonction aux croyants de faire la zakat (l'aumône légale) aux pauvres et que nombre de ses pays sont amplement pourvus de la manne pétrolière ?

Saint Jeudi

Est-ce une chose sainte
De voir, dans un pays riche,
Des enfants réduits à la misère,
Nourris d’une main froide, usurière ?

Ce cri tremblant est-il un chant ?
Peut-il être un chant de joie ?
Tant d’enfants pauvres ? C’est plutôt
Le pays de la pauvreté !

Et leur soleil jamais ne brille
Et leurs champs sont nus et secs
Et leurs chemins sont pleins de ronces :
C’est un éternel hiver.

Car partout où brille le soleil
Et partout où tombe la pluie,
Un enfant ne doit pas connaître
La Faim, une âme souffrir misère.

William Blake, Les Chants de l'Expérience, Traduction et Postface de Alain Suirel, Arfuyen

dimanche 27 février 2011

Emily Dickinson : Wild Nights - Wild Nights !

Moonlight on the Sound, Childe Hassam

Certains poèmes d'Emily Dickinson me font penser à des mystiques musulmans tels Rûmi, Ibn Arabi ou Hafez. Le poème Wild Nights - Wild Nights a été interprété par certains comme une allégorie du désir sexuel et par d'autres comme un chant mystique évoquant le voyage de l'âme vers Dieu et l'union divine. De nombreux poèmes de Hafez jouent sur cette ambivalence et l'on sait qu'Ibn Arabî eut des ennuis avec les Docteurs de la Loi (fuqaha) pour son poème mystique Tarjuman al-Ashwaq (Le chant de l'ardent désir) :

Wild Nights - Wild Nights !
Were I with thee
Wild Nights should be
Our luxury !

Futile - the Winds -
To a Heart in port -
Done with the Compass -
Done wiht the Chart !

Rowing in Eden -
Ah, the Sea !
Might I but moor - Tonight -
In Thee !

------------
Folles Nuits - Folles Nuits !
Fussé-je avec toi,
De folles Nuits seraient
Notre luxe !

Les Vents ? Bagatelle
Pour un Coeur au port !
Carte, Compas,
Par-dessus bord !

Ramer dans l'Eden
Ah ! La Mer !
Que ne puis-je - ce soir -
Jeter l'ancre en Toi.

Trad. Michel Leyris, in Esquisse d'une anthologie de la poésie américaine du XIXe siècle, Gallimard

Emily Dickinson : There is a Solitude of Space

Eaton's Neck, Long Island, John Frederick Kensett

There is a Solitude of Space d'Emily Dickinson me fait penser à un poème de la mystique musulmane Rabia qui déclarait que son repos, elle le trouvait dans le recueillement auprès de son Bien-Aimé. Il me fait également songer à des sermons de Maître Eckhart sur le Vide où l'âme, débarrassée de ses pulsions sensuelles, se trouve isolée et où elle entend alors le Verbe fécondateur.

There is a solitude of space
A solitude of sea
A solitude of death, but these
Society shall be
Compared with that profounder site
That polar privacy
A soul admitted to itself-
Finite infinity.

Il est une solitude de l'espace,
Une solitude de la mer,
Une solitude de la mort - mais elles
Paraîtront sociables
Pour peu qu'on les compare à ce retrait profond,
A cet isolement polaire
D'une Âme qui reçoit elle-même -
Infinité finie.

Trad. Pierre Leyris, in Esquisse d'une anthologie de la poésie américaine du XIXe siècle, Gallimard

jeudi 24 février 2011

Emily Dickinson : I'm nobody! Who are you?

Fishin', Winslow Homer

I'm nobody! Who are you?
Are you nobody, too?
Then there's a pair of us-don't tell!
They'd banish us, you know.

How dreary to be somebody!
How public, like a frog
To tell your name the livelong day
To an admiring bog!

Je ne suis Personne ! Et vous ?
N'êtes-vous non plus - Personne ?
Alors, nous faisons la paire !
Mais chut ! Gare à la Gazette !

Quel ennui d'être - Quelqu'un !
Quelle exhibition - batracienne -
Que de s'annoncer tout le long de Juin
Au bourbier ébaubi !

Emily Dickinson

Trad. Michel Leyris, in Esquisse d'une anthologie de la poésie américaine du XIXe siècle, Gallimard

Emily Dickinson : My river runs to thee

The Oxbow, Thomas Cole

Un petit poème, comme une prière, adressée par la rivière à la mer ou par l'âme à Dieu :

My river runs to thee-
Blue sea, wilt welcome me?

My river waits reply.
Oh sea, look graciously!

I'll fetch thee brooks
From spotted nooks-

Say, sea,
Take me!

Angie Dickinson

samedi 19 février 2011

Styron : Darkness Visible (Extrait)

Orion in December, Charles Burchfield

"The vast metaphor which most faithfully respresents the fathomless ordeal [of depression], however, is that of Dante, and his all-too-familiar lines still arrest the imagination with their augury of the unknowable, the black struggle to come :

In the middle of the journey of our life
I found myself in a dark wood,
For I had lost the right path.

One can be sure that these words have been more than once employed to conjure the ravages of melancholia, but their somber foreboding has often overshadowed the last lines of the best-known part of that poem, with their evocation of hope. To most of those who have experienced it, the horror of depression is so overwhelming as to be quite beyond expression, hence the frustrated sense of inadequacy found in the work of even the greatest artists. But in science and art the search will doubtless go on for a clear representation of its meaning, which sometimes, for those who have known it, is a simulacrum of all the evil of our world: of our everyday discord and chaos, our irrationality, warfare and crime, torture and violence, our impulse toward death and our flight from its held in the intolerable equipoise of history. If our lives had no other configuration but this, we should want, and perhaps deserve, to perish; if depression had no termination, then suicide would, indeed, be the only remedy. But one need not sound the false or inspirational note to stress the truth that depression is not the soul's annihilation; men and women who have recovered from the disease - and they are countless - bear witness to what is probably its only saving grace: it is conquerable.
For those who have dwelt in depression's dark wood, and known its inexplicable agony, their return from the abyss is not unlike the ascent of the poet, trudging upward and upward out of hell's black depths and at last emerging into what he saw as "the shining world." There, whoever has been restored to health has almost always been restored to the capacity for serenity and joy, and this may be indemnity enough for having endured the despair beyond despair.

And so we came forth, and once again beheld the stars."

William Styron, Darkness Visible, Jonathan Cape, London

jeudi 17 février 2011

Robert Frost : Birches

Winter Afternoon, Willard Leroy Metcalf

Birches, l’un des touts premiers poèmes de Robert Frost. Il lui a amené le succès et fait connaître du grand public. Tous les thèmes principaux de l’œuvre à venir sont déjà présents dans ce poème : l’évocation puissante de la nature, les conflits intérieurs entre l’envie d’évasion et les responsabilités à assumer, le paradis perdu de l’enfance, l’aspiration à s’élever vers le ciel et l’attirance irrésistible vers la terre, le va-et-vient entre rêve et réalité…

Birches

When I see birches bend to left and right
Across the lines of straighter darker trees,
I like to think some boy's been swinging them.
But swinging doesn't bend them down to stay.
Ice-storms do that. Often you must have seen them
Loaded with ice a sunny winter morning
After a rain. They click upon themselves
As the breeze rises, and turn many-coloured
As the stir cracks and crazes their enamel.
Soon the sun's warmth makes them shed crystal shells
Shattering and avalanching on the snow-crust
Such heaps of broken glass to sweep away
You'd think the inner dome of heaven had fallen.
They are dragged to the withered bracken by the load,
And they seem not to break; though once they are bowed
So low for long, they never right themselves:
You may see their trunks arching in the woods
Years afterwards, trailing their leaves on the ground,
Like girls on hands and knees that throw their hair
Before them over their heads to dry in the sun.
But I was going to say when Truth broke in
With all her matter-of-fact about the ice-storm,
I should prefer to have some boy bend them
As he went out and in to fetch the cows--
Some boy too far from town to learn baseball,
Whose only play was what he found himself,
Summer or winter, and could play alone.
One by one he subdued his father's trees
By riding them down over and over again
Until he took the stiffness out of them,
And not one but hung limp, not one was left
For him to conquer. He learned all there was
To learn about not launching out too soon
And so not carrying the tree away
Clear to the ground. He always kept his poise
To the top branches, climbing carefully
With the same pains you use to fill a cup
Up to the brim, and even above the brim.
Then he flung outward, feet first, with a swish,
Kicking his way down through the air to the ground.
So was I once myself a swinger of birches.
And so I dream of going back to be.
It's when I'm weary of considerations,
And life is too much like a pathless wood
Where your face burns and tickles with the cobwebs
Broken across it, and one eye is weeping
From a twig's having lashed across it open.
I'd like to get away from earth awhile
And then come back to it and begin over.
May no fate willfully misunderstand me
And half grant what I wish and snatch me away
Not to return. Earth's the right place for love:
I don't know where it's likely to go better.
I'd like to go by climbing a birch tree
And climb black branches up a snow-white trunk
Toward heaven, till the tree could bear no more,
But dipped its top and set me down again.
That would be good both going and coming back.
One could do worse than be a swinger of birches.

Robert Frost